Nombre de messages : 23 Date d'inscription : 17/12/2007
Sujet: Miles Davis Lun 17 Déc 2007, 12:48
Miles c’est l’oiseau de proie maigre, épris de lassitude, qui a inventé le silence du jazz. A première vue, une sorte de métèque comme on en voit sur les marchés vendre colifichets et bracelets et, trompette en main, ou plutôt en bouche, un aigle dont la majesté se cache toujours derrière une somptueuse chétivité un peu distante, cette classe folle des noirs qui ne tendent pas la deuxième joue à la gifle rédemptrice…
Il y a comme ça quelques musiciens que j’aime de toutes mes forces, Prince, Jimi Hendrix, Art Tatum ou Frank Zappa… Miles c’est le seul musicien de génie que j’idolâtre sans plus pouvoir l’écouter du tout ; trop d’émotions, trop d’intimité enfouie rattachée à la moindre note bouchée de sa trompette d’enfer, trop de temps mort entre les accords reliés par un fil invisible… Miles dès qu’on l’observe un peu c’est d’abord une tête, osseuse, brillante, noire comme on dit « je broie du noir », avec un crâne cabossé comme on n’en fait plus et une langue rose, mais rose, du malabar pour lippes dédaigneuses cette langue-là, apte à souffler des prodiges dans tous les trous de trompette languissante et complice – oui, juste comme la chair rose d’une femme qui pense toujours que la première pensée d’un homme est de la basculer…
Miles est un vrai noir, un noir même un peu trop noir pour la bienséance blanche, insoutenablement noir pour qui résume l’idiome culturel des nègres – ô combien j’aime ce mot nègre qui roule dans la bouche comme un manifeste à la gloire des culs-bénits en mal d’intégration – qui résume donc la culture noire à la musique de rythme et à la danse, ainsi ce noir aurait une âme ?! Mais la trompette carillonesque du titan émacié flotte mille lieues au-dessus de nos vicissitudes pâles et protège aussi nos âmes dans sa très grande mansuétude un peu méprisante… Miles, c’est celui qui aimera vous haïr… Sa détestation des blancs est au moins aussi grande que son mépris des autres jazzmen en activité (faites le compte, la plupart sont morts)… Oui, j’en parle au présent… Miles Davis mort ? Qui croira un seul instant qu’un colosse trempé dans le cirage des dieux puisse un jour mourir ? Miles n’est mort à la rigueur que pour les nécessités de l’état-civil… son âme prie pour nous et nous regarde agir avec un peu d’indulgence, beaucoup de commisération et énormément de compassion harassée – cette lassitude hautaine dont sa race a fait les plus belles passementeries…
La trompette de Miles est comme un organe vocal qui n’existe pas encore mais ne manquera pas d’être inventé tantôt… révolutionnaire ou basique, en tout cas c’est plus de la musique, c’est la splendeur incarnée dans le réel, le swing inné des molécules, le grand élan des toupies de l’espace en un seul son cuivré : l’unique note répétée à l’infini de tous les désirs coupables – émancipation raciale, sexualité touffue, misanthropie – de Miles… Il aura été celui qui donna le plus de fil à retordre à ses exégètes… un prince oriental mais sans harem ni temple ni loques chamarrées pour enjoliver quoi, de toute façon ? La profondeur abominable de la musique de Miles est tout entière contenue dans une note, prenez n’importe laquelle au hasard, vous n’en verrez que la partie émergée de l’iceberg, tout le reste qui grouille là-dessous est à jamais inconnu et échappe à l’entendement… tous les grands jazzmen ont ceci de commun que leurs plus grands faits d’armes resteront pour toujours dans l’ombre… l’ombre blanche des délires noirs impressionnistes du jazz éternel…
La trompette de Miles donc… ni redondante ni fluette, au premier abord c’est quelque chose qu’on n’a jamais entendu avant et, ce qui rend la chose plus palpitante encore, qu’on n’entendra plus jamais après… au tout premier millième de seconde de la première écoute, quand vos sens sont encore miraculeusement puceaux de tous ces prodiges à venir – et quel bol vous avez de pouvoir pour la première fois découvrir cette musique-là – la trompette de Miles charge l’atmosphère d’une moiteur jouissive, d’un sens de la dramaturgie effarant, d’une élégance d’archiduc donnant d’un coup, pour la simple beauté du geste, dans la voyoucratie… la trompette de Miles n’a aucune borne, on n’arrive pas à imaginer que ce qu’on entend soit même possible, il y a d’évidence un dictionnaire en dix tomes à écrire sur le pouvoir de cet instrument-là sur l’âme humaine et le corps aussi bien sûr, une sorte de «Vingt mille lieues sous les mers » jazzy à balancer aux félons qui croient encore que le jazz est une musique d’ascenseur à renvoyer d’urgence au premier qui passe… Oui la trompette de Miles est une ruche bourdonnante distillatrice de formes alambiquées – tout en outrecuidance rythmique et arabesques vives – tout est suave et bordélique et luisant comme la peau sainte d’un noir qui joue de la musique, tout nous ramène une fois encore à une plus juste connaissance du fond de l’âme, de la fureur à la sérénité, comme la musique de Miles mène au silence…
On a tellement parlé du silence de Miles… pas seulement le vide placé dans les interstices de la portée, subrepticement, entre deux notes, mais celui inhérent à la gamme même, et qu’on ENTEND derrière chaque frottis de fa dièse pulsatile ou chaque glissando vicieux d’un quelconque bémol plaqué pour gagner du temps mais réarrangé sous le coude entre deux lignes de coke… la drogue c’est de la merde, mais celle du jazz est sainte entre toutes les sources inspiratoires, sincèrement Miles sans sa coke c’est Art Blakey sans charleston, on devrait peut-être arrêter de tout voir sous l’angle manichéen quand on parle d’art et se contenter de jouir de celui-ci malgré tout…
C’est que Miles n’utilise pas le silence pour donner le change ou gagner du temps, il joue du silence comme on joue de la trompette, du biniou ou de la corde sensible, chacun trouve sa matière là où guette le sens, puisque la musique n’est pas un amas bien orchestré de notes, mais l’absence au contraire de la moindre note dans le carrousel des blanches et des noires tout à la fois rationnelles et répondant aux puissances occultes… Miles Davis c’est, aussi, un sorcier profanateur de toute l’histoire du jazz, il n’a pas choisi son fulminant destin mais c’est ce destin même qui l’a happé, dans la transe cinglée du derviche tourneur qu’il n’était peut-être pas mais auquel il ressemblait quand même pas mal, dans ses grands jours… Mort et vivant, sonore et silencieux, absent et présent, ces petits paradoxes mis bout à bout débouchent sur une évidence éclatante mais, rocambolesque contresens encore, qui a échappé tristement à la plupart des « spécialistes » : la présence de Miles Davis prouve par l’exemple notre propre absence à nous-mêmes.
Sisyphe
Nombre de messages : 967 Age : 35 Localisation : st malo Date d'inscription : 23/03/2007
Sujet: Re: Miles Davis Lun 17 Déc 2007, 12:55
Ca c'est l'article que j'ai toujours rêvé d'écrire sur Miles...bonne plume, félicitations.
dom's Admin
Nombre de messages : 8175 Localisation : Une région au bord de l'aise ... Date d'inscription : 14/08/2006
Sujet: Re: Miles Davis Lun 17 Déc 2007, 12:57
oui, beau texte, je rajouterais bien que Miles Davis est le Théodore Monod de nos déserts intérieurs ...
Narkotik
Nombre de messages : 23 Date d'inscription : 17/12/2007
Sujet: Re: Miles Davis Lun 17 Déc 2007, 15:04
merci beaucoup
bien vu dom's pour Théodore Monod, ça ne m'était pas venu à l'esprit mais c'est vrai que c'est presque évident pourtant...
BzL Sushi
Nombre de messages : 452 Date d'inscription : 27/03/2007
Sujet: Re: Miles Davis Lun 17 Déc 2007, 18:39
Superbe bafouille, merci Narkotik... Tout cela laisse rêveur, le temps en suspension...
Narkotik
Nombre de messages : 23 Date d'inscription : 17/12/2007
Sujet: Re: Miles Davis Mar 18 Déc 2007, 08:10
BzL a écrit:
Superbe bafouille, merci Narkotik... Tout cela laisse rêveur, le temps en suspension...
merci à toi
(et sisyphe + dom's une fois encore)
Sisyphe
Nombre de messages : 967 Age : 35 Localisation : st malo Date d'inscription : 23/03/2007
Sujet: Re: Miles Davis Mar 18 Déc 2007, 21:36
Mais de rien...sur ton site on peut voir que tu écris...est-ce que cela est extrait d'une oeuvre en particulier ?
Narkotik
Nombre de messages : 23 Date d'inscription : 17/12/2007
Sujet: Re: Miles Davis Jeu 20 Déc 2007, 07:30
Sisyphe a écrit:
Mais de rien...sur ton site on peut voir que tu écris...est-ce que cela est extrait d'une oeuvre en particulier ?
oui c'est sur "Eight jazzmen", qui est visible là :
http://www.lulu.com/content/1192633
c'est une compilation de textes écrits pour Jazz Hot, Le Lombard, et un ou deux inédits...
y a aussi une biographie de Prince, épuisée, mais il doit m'en rester une dizaine dans un coin :
Nombre de messages : 452 Date d'inscription : 27/03/2007
Sujet: Re: Miles Davis Jeu 20 Déc 2007, 15:13
Je crois que j'aurais bien quelques questions à te poser Narkotik, c'est le genre d'articles que j'aimerais mettre au service de magazines moi aussi... sans avoir par où passer pour atteindre comme toi l'objectif de publication.
dom's Admin
Nombre de messages : 8175 Localisation : Une région au bord de l'aise ... Date d'inscription : 14/08/2006
Sujet: Re: Miles Davis Mer 28 Sep 2016, 10:40
25 years gone...
https://youtu.be/0QStHqvwAOo
hic et nunc
Nombre de messages : 542 Age : 48 Localisation : Chine, l'ile mystérieuse Date d'inscription : 11/01/2008
Sujet: Re: Miles Davis Jeu 29 Sep 2016, 00:44
Je me rappele de ce jour, j'étais adolescent et pas du tout dans le jazz l'image que j'avais de lui a l'époque c'est était ca, je le croyais beaucoup plus jeune grace a cette image