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 New York juin 2013

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Pierrou
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Pierrou


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MessageSujet: New York juin 2013   New York juin 2013 EmptyMar 10 Sep 2013, 23:45

(part 1)

Encore une translation de 6000km vers l’Ouest, pour assister à la nouvelle résidence de Sylvie Courvoisier au Stone : deux sets par soir, chaque soir du mardi 4 au dimanche 9 juin. En ces temps de relative disette culturelle à domicile, je reprends contact avec Sylvie, Mark Feldman et leur musique, je retrouve aussi pour ces quelques jours l'Ami Dominique, qui m'avait déjà rejoint dans mon trip musical précédent à New York, ainsi que quelques autres chouettes personnes déjà croisées ici et là de par le monde, et rassemblées  là comme si on s'était tous passé le mot. New York City – décor assorti, on déambule et on pèlerine à l’horizontale dans le Lower East Side / à Coney Island, à la verticale dans Midtown, n’importe, tant que le parcours nous mène chaque soir à 20h au coin de l’avenue C et de la deuxième rue Est : cette ville, on est surtout venu l’entendre.  

L’avantage des rendez-vous successifs avec le répertoire de Sylvie et Mark, c’est que l'écoute, au fil des concerts, peut commencer à flotter, changer d'échelle, l'oreille percevoir les rouages des morceaux, leurs embranchements. L'accommodation des tympans permet alors l'appréhension d'effets-papillons permanents : un feulement d'archet de Mark Feldman sur Dunes provoquera des grondements courvoisiens sur le morceau suivant, ça répond, ça ricoche, et pas besoin d'être agrégé de maths pour comprendre que les possibilités, à l'échelle d'une pièce, d'un set, d'une soirée, d'une semaine de shows, constituent un
emboîtement infini d'infinis. Il faut quand même bien des gens, au moins quelques-uns, pour essayer de suivre ce phénomène sur la durée, et il me semble naturel d'en être, même si au final, il sera bien difficile d'en rendre compte, d'extraire du corps tout entier une mémoire des sons pour la changer en mots.

Le mercredi, jour de l’arrivée à New York, est consacré au Mark Feldman / Sylvie Courvoisier Quartet, avec en lieu et place de l'habituel et génial Gerry Hemingway, le vétéran (inconnu de moi) Billy Mintz à la batterie. Thomas Morgan est toujours à la basse, et - est-ce lié à la salle (le Stone est tout petit) ou à un regain d'assurance, il occupe cette fois magnifiquement l'espace visuo-sonore qui lui est alloué, sans se départir du charme lunaire qui émane de lui dans le contexte de ce groupe. Ses phrases, plutôt que d'appuyer simplement les idées des deux co-leaders, les réverbèrent, les diffractent, les infiltrent aussi tout en douceur. C'est sans doute la meilleure chose qui puisse arriver aux riffs et refrains rutilants de Mark et Sylvie, qui se trouvent ainsi poussés vers des endroits encore un peu secrets, mal cartographiés. Le jeu de Billy Mintz, ce mercredi soir, se caractériserait plus par sa profondeur et sa maîtrise que par son mystère, et c'est avant tout une bonne dose de swing (et pourquoi pas?) qu'il vient apporter au groupe. « Nouvelle recette, avec plus de morceaux de jazz », lirait-on sur l'emballage si le groupe était un pack de yaourts. La nature profonde des morceaux reste la même, avec cette impression, au fil des années, que les anciens thèmes sont joués avec une vélocité de plus en plus ahurissante, et que les nouveaux, bâtis sur le même modèle et également très enlevés, sont encore plus dingos et éclatés que leurs ancêtres de « To Fly To Steal » ou « Hôtel du Nord ». Même fond, mais la texture finale est un peu différente, plus consistante, avec notamment un appui différent de la section rythmique (Billy Mintz reste toujours au contact des propositions de ses patrons). La fantaisie parfois un peu loufoque de Gerry Hemingway, qui était si bien assortie au jeu de Thomas Morgan, me manque un peu, mais ce nouveau groupe est solide, et il continuera probablement encore de s'ouvrir, tel un bon vin, au fur et à mesure des concerts.

Jeudi soir, Sylvie en  piano solo à 20h00, puis en duo avec Ellery Eskelin (saxophone) à 22h00. Entendre Sylvie Courvoisier soliloquer sur son instrument a longtemps été un de mes fantasmes, que j'ai eu la chance de  réaliser en 2006 au Centre Culturel Suisse de Paris, puis en écoutant en boucle l'album Signs and Epigrams, sorti dans la foulée sur Tzadik. Dans les deux situations, on pouvait entendre une pianiste en recherche, oscillant entre des compositions très rigoureuses, et même un peu austères, et des improvisations souvent focalisées sur certains aspects précis du son (la résonance, l'ajout d'une forte composante de bruit au son  de base d'un Steinway...). C'est à nouveau cet esprit de sérieux qui prédomine ce soir, après les deux sets débridés de la veille. Le contexte dépouillé permet déjà de confirmer la très grande forme technique actuelle de Sylvie Courvoisier. Placé à un ou deux mètres d'elle comme on peut l'être au Stone, on la voit choisir, viser, atteindre chaque note avec la même adresse que son compatriote Guillaume Tell perçait les pommes. La nuit new-yorkaise se constelle de sons, qui sont mis en mouvement, projetés les uns contre les autres, soumis à diverses contraintes. On retrouve tout au long de ce set le goût de Sylvie pour la construction de systèmes, car il ne s'agit pas d'expérimenter en balançant des sons en grappes pour voir s'ils vont bien ensemble ou pas, mais réellement d'inventer de nouveaux réseaux, de bâtir de nouveaux mondes, à partir d'équations que le commun des auditeurs n'a pas besoin de comprendre - la pureté et la beauté du résultat parlant d'elles-mêmes. Arrive Ellery Eskelin. Faut-il s'attendre à retrouver l'ambiance très urbaine de l'album « Every So Often » ce jeudi soir ? On verra bien : chaque nouveau début de set, cette semaine, ressemble à une page blanche. Ce que l'on entend, de prime abord, c'est que Sylvie emprunte les mêmes routes escarpées qu'en début de soirée, son toujours anguleux, ciselé, pans de montagnes et canyons intérieurs donnés à voir par projections fugaces ; Eskelin, lui, n'a pas encore attrapé son sax ténor que résonne déjà dans nos têtes son flow/flot/flux de quadruples croches, rien qu'à voir son immuable dégaine de souffleur bop de fantasme de boîte de jazz de Michel Jonasz, et ça continue tendu mais tendre aussi, des angles sont arrondis, de la chaleur est insufflée dans les travées tracées par la pianiste. Chacun apportant son vocabulaire propre, sa langue, l'une plutôt classique, l'autre très jazz, les deux musiciens parviennent en tout cas dès les premiers instants à inventer un code commun, faisant circuler les idées et surtout l'énergie à la vitesse du son. La photo qui illustre la pochette de l'album du duo Sylvie/Ellery nous revient alors en mémoire, un immeuble new-yorkais typique, façade bicolore au contraste de teintes audacieux mais élégant, évident, au bout du compte.


Petite entorse au règlement, vendredi, Dominique et moi décidons de sauter le premier des quatre sets du Sylvie Courvoisier Trio pour profiter d'un autre plaisir sonore bien d'ici, les « Burgundy Stain Sessions » mensuelles du jeune pianiste Doveman, connu pour ses collaborations avec the National, Antony & the Johnsons, Sharon Van Etten, etc. Musicalement parlant, on descend forcément de quelques étages, l'idée étant de se rafraîchir un peu l'esprit avec quelques tranches de pop à la bonne franquette, plus ou moins improvisées au gré des allées et venues des différents potes et collaborateurs invités à se produire. A l'occasion de ce show, la scène du Poisson Rouge (sis 158, Bleecker Street) a été déplacée au centre de la salle, on se cale face aux amplis, pensant avoir trouvé par miracle la meilleure place.  En fait, d'un bout à l'autre du concert, ce sont les dos successifs des chanteurs et chanteuses convoqués que nous contemplerons.  Du coup, de dos, je n'ai même pas reconnu Hannah Cohen, dont j'avais pourtant bien goûté les clips et usé le premier album l'an dernier - peut-être parce que dans ce contexte, loin du confort numérique des studios, elle semble un peu empruntée (bizarre pour un ex-mannequin) et chante souvent faux. Les voix et les compositions d'Halona King et Trixie Whitley (fille de mon idole Chris Whitley) sont plus convaincantes et mieux maîtrisées, sans que soit gâché pour autant l'esprit de légèreté de la soirée. Il y a dix ans, c'est Whitley père que j'ai eu la chance d'entendre en concert, et ce soir, je le vois revivre par instants, à travers un geste, une intonation, un accord de guitare de Trixie, ce qui rend la performance doublement émouvante. Le style de Trixie est plus dépouillé, pour ne pas dire rudimentaire, que celui de Chris, mais il y a chez elle le même sens de l'espace, le même goût des mélanges inattendus que chez son père, bien loin au-delà des douze mesures auxquelles on est parfois tenté de les cantonner tous les deux. Le concert s'achevant hélas par un duo calamiteux entre Doveman et le chanteur/batteur (!) du groupe irlandais Bell X1, évoquant le pire des années Coldplay/Travis/Keane/Raffarin..., il est grand temps de filer au Stone pour absorber quelque chose de plus moderne – et consistant.







Dernière édition par Pierrou le Mer 11 Sep 2013, 00:13, édité 2 fois
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MessageSujet: Re: New York juin 2013   New York juin 2013 EmptyMar 10 Sep 2013, 23:59

(part 2)

Quoi de plus naturel pour une pianiste « « « jazz » » » que de jouer en trio avec basse et batterie ? Il aura pourtant fallu presque 20 ans de carrière à Sylvie pour monter sa propre formation, sans doute parce que faire comme tout le monde n’a jamais été sa priorité. Techniquement parlant, il s'agissait de dénicher deux musiciens qui soient à la fois capable de comprendre et exécuter rigoureusement n’importe laquelle de ses partitions, et de s’envoler à ses côtés lors des phases d’improvisation libre. Comme Sylvie, Drew Gress et Kenny Wollesen sont des instinctifs érudits, et l’association des trois apparaît évidente du début à la fin de chacun des sets entendus. Vendredi à 22h00, le trio entame le deuxième concert de sa courte existence. Si l’on écoute les yeux fermés, on est simplement aux anges, car la promesse d’entendre les compositions de Sylvie Courvoisier rehaussées de couleurs rythmiques nouvelles est largement tenue. La rondeur et les envolées ornitho-quelque chose de Mark Feldman ne sont plus là pour contrebalancer l’âpreté de son style, il a là une pureté, une puissance qui n’apparaissent pas aussi franchement lorsque Sylvie partage le pouvoir décisionnel avec son mari. Les idées de Sylvie sont amplifiées, aiguisées, chamarrées par Gress et Wollesen, qui ne mettent jamais en danger la cohérence des compositions, mais évitent aussi de se cantonner à un rôle de mercenaires rythmiques. L’écoute mutuelle entre Sylvie et Kenny Wollesen impressionne particulièrement, les rythmes, les timbres se répondent, se complètent, miroitent comme l’eau et le ciel des Nymphéas de Monet, à ceci près que le tableau est élaboré en direct devant nous - Courvoisier, Wollesen et Gress écrivant entre les lignes des partitions de Sylvie avec la même maîtrise et le même sens poétique que le vieux Monet arrangeait ses couleurs dans son jardin de Giverny. Samedi soir, le trio achève son rodage avec quelques autres morceaux, dont un nouveau, Pendulum, très fin, méditatif, bien éloigné dans la forme des récentes compositions parfois bigarrées de Sylvie pour le duo ou le quartet (For Alice sur le dernier album). Les visages soulagés du vendredi soir, au bout de chaque morceau, se changent en mimiques de satisfaction, le groupe a fait ses preuves et peut enfin s’amuser un peu. Sylvie, d’humeur espiègle, nous régale d’allusions jazzy à répétition – on est décidément loin d’avoir tout entendu de son jeu. Le trio est rejoint pour le deuxième set par la saxophoniste danoise Lotte Anker, et quand on y pense, il y aurait de quoi être ébahi à voir avec quelle facilité ce tout jeune groupe intègre déjà un nouveau membre, mais la musique est tellement belle et évidente qu’on ne se pose pas de question, et qu’on goûte simplement l’instant présent.


Quartet, solo, duo, trio, très bien, mais la vraie raison de cette traversée de l’Atlantique reste le très rare double concert de Mephista du dimanche soir. En juin 2010, lors de la dernière série d’apparitions de Sylvie au Stone, la défection de dernière minute de Susie Ibarra nous avait permis de découvrir un superbe batteur en la personne de Tyshawn Sorey, mais un Mephista paritaire, avec Sorey à la batterie et John Zorn au sax, est-il encore le vrai Mephista ? (…non). Ce soir, c’est bien le trio originel qui joue, et cette perspective est finalement plus réjouissante que celle de voir débarquer le taulier du Stone avec son ténor et tout son attirail de notes et de fans envahissants. Mephista est décrit par Sylvie Courvoisier comme un groupe « récré », on s’installe, hop on joue. Ce qui me plaît chez Mephista, pourtant, n’est pas tant cette fraîcheur que l’aura de mystère qui se dégage de la musique, et ce mystère a tout à voir, à mon avis, avec la composition 100% féminine du groupe. Je tourne depuis huit ans autour de la musique de Mephista, comme Bill Pulman autour de Patricia Arquette dans Lost Highway, elle me touche et me fascine, mais quelque chose en son cœur reste et restera inaccessible. Tant mieux. Homme ou femme, en tout cas, on ne peut pas s’ennuyer à un concert de Mephista, il s’y passe toujours quelque chose, et les trois musiciennes réussissent l’exploit de faire survenir continuellement de nouveaux événements sonores sans que l’auditeur se fatigue ou perde le fil. Mori, Ibarra et Courvoisier ont opté ce soir pour des formats courts, comme sur les albums (on retrouve d’ailleurs çà-et-là quelques fragments déjà entendus sur disque), chaque morceau agglomérant  des milliers d’éléments microscopiques et disparates. Impros primesautières à trois voix et instants d’introspection en miettes de mélodies, en stridulations bizarrement touchantes, cymbales caressées, en tout et rien, des unes aux autres sans transition, c’est un langage tout en ruptures mais étonnamment fluide qui n’est parlé que par ces trois personnes au monde, trois femmes puissantes et puissamment connectées, dont les six mains se prolongent tout naturellement de câbles, cordes, font sonner le plastique, l’ivoire, le métal et la peau  avec une grâce qui leur est propre. L’intégration parfaite de Lotte Anker au trio, pour le deuxième set, tient donc a priori du miracle. La formule trio+une avait certes bien marché en 2010, lorsque Mephista avait invité Joëlle Léandre au même endroit, mais la présence massive de la contrebassiste sur scène avait pu, par moments, fragiliser l’unité du groupe. Logiquement, cette fois, on retrouve en partie l’ambiance plaisante de l’album Alien Huddle, du trio Anker/Courvoisier/Mori, et il apparaît que Lotte Anker la voyageuse a déjà bien l’habitude du dialogue femme-machine avec Ikue Mori comme des coups de sang de Sylvie.  Le lyrisme et l’abstraction de Mephista sont donc finalement intacts en version quartet, et c’est sur un super set très équilibré et confortable que se referme la semaine Courvoisier.

(à suivre)
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MessageSujet: Re: New York juin 2013   New York juin 2013 EmptyMer 11 Sep 2013, 16:49

Ah ! Merci de ces comptes rendus Pierrou, je vais m'en régaler dès ce soir, j'ai déjà un peu parcouru en diagonale (pas le temps maintenant, bureau bureau, et pourtant impossible de résister à l'envie mais c'est gâcher de diagonaliser...), et j'ai vu des mots qui me plaisaient bien...Donc bon...

EDIT : Frissons multiples, en lisant ce superbe compte-rendu très détaillé, introspectif, sonore, qui a l'intelligence d'avoir capté le moindre détail de ces soirées, mêmes les plus complexes, pour nous livrer là un vrai concert "écrit". Frissons dis-je, car le fait d'avoir su reconstituer ces vibrations nocturnes, rétablit dans l'instant, en flash back, certains des souvenirs vécus dans les journées qui ont précédé ces concerts. Un peu comme si là, sous ces mots, les pulsations incroyables de New York vécues de jour se retrouvaient ainsi concentrées, magnifiées, reconstruites, en un endroit restreint, le Stone, raconté dans le topic d'un forum !
Ben moi je dis bravo et merci !
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MessageSujet: Re: New York juin 2013   New York juin 2013 EmptySam 14 Sep 2013, 00:02

Merci doms!
(part 3)

On retrouve Lotte Anker, mais côté public, lundi soir, au Shapeshifter Lab de Brooklyn, pour le double concert du trio Tim Berne / Jim Black / Nels Cline. Berne + Batterie + Guitare, la formule rappelle tout à fait, sur le papier, l’excellent Big Satan du même Tim, lorsqu’il est accompagné de Tom Rainey et Marc Ducret. Dans les faits, la musique de BB&C n’a rien à voir. Ce que Big Satan produit est une sorte de math-rock - au sens propre du terme, un écheveau de formules musicales qui, dans un univers parallèle, serait issu du cerveau dément d’un Philip Glass ou d’un Steve Reich en pleine période punk. Musique complexe, kaléidoscopique, le Diable est dans les détails et sa musique n’en manque pas, et il nous séduit toujours in fine par son recours éhonté à des rythmes et mélodies entêtants, savamment patouillés avec le reste. Le trio BB&C de ce soir, en revanche, ne cherche jamais à plaire - sa musique est, croît inextinguiblement,  créature, état dans l’état, est-elle le produit logique de cette rencontre entre trois grands techniciens, ou bien est-ce elle qui, d’autorité, leur grimpe sur le dos, les anime et les fait résonner ? Le son de Berne, Black & Cline s’étire, s’étend en landes pelées, stridentes, stries plus spatiales que temporelles, lentement, pas vers - mais à travers nous. Jusqu’ici, je connaissais surtout Nels Cline pour son prodigieux solo sur la chanson Nothing But Heart de Low, un vrai feu d’artifice, tellement lyrique qu’il s’achève en tapping à deux mains sur le manche. Au sein de BB&C, le guitariste restreint volontairement sa palette aux quelques teintes les plus bruitistes, plutôt que de profiter de cet espace de liberté pour étaler son savoir-faire (qui est presque infini). Tim Berne a provisoirement laissé de côté ses ritournelles algorithmiques pour se concentrer aussi sur une poignée de notes intenses, et le talent de Jim Black pour les bons petits grooves ne nous sautera pas non plus aux oreilles cette fois : les tambours grondent, les cymbales vibrent, et saturent les quelques pans d’espace laissés libres par les deux autres. La musique du trio paraît sauvage et autonome, mais il est finalement évident qu’elle ne doit rien au hasard : c'est grâce à l’intransigeance et à la technique de ses géniteurs qu'elle nous captive en continu pendant 45 minutes.


L’adjonction pour le deuxième concert d’une authentique section rythmique – Ches Smith et Devin Hoff – densifie et structure logiquement le son du trio.  Par moments, la violence torve du premier set est ainsi rendue plus explicite, évoquant les spasmes de la no wave d’antan, mais le plus souvent, c’est simplement un peu de chaleur humaine que la pulsation du second batteur vient apporter. Grâce à Smith, les concrétions aveugles poussées un peu plus tôt deviennent enfin des refuges habitables pour nos oreilles. Devin Hoff tient aussi la baraque,  ne dédaignant pas pour autant le jeu à l’archet et autres tours d’improvisateur libre - Ches Smith a également emporté quelques gadgets en supplément de son drum kit. A cinq, on soulève les montagnes plus facilement qu’à trois, et Berne, Black et Cline retrouvent des mains libres, ils peuvent progressivement assouplir leur jeu, bidouiller claviers et laptops, ou lâcher quelques plans virtuoses- pendant que l’un ou l’autre furète, cette fois, les autres assurent derrière. Des paysages sonores inhospitaliers nous sont encore parfois présentés, en alternance avec quelques représentations plus plaisantes, ce qui accentue leur singularité, et le plaisir qu’on peut avoir à les contempler. Au final, on assiste en cette fin de soirée à un concert aussi puissant, mais plus accessible et libéré que le premier, ce quintet à la rythmique dédoublée se révélant un superbe écrin pour l’inspiration protéiforme de Tim Berne, Jim Black et Nels Cline.

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MessageSujet: Re: New York juin 2013   New York juin 2013 EmptySam 14 Sep 2013, 00:42

Merci Pierrou ! Je me disais que pouvoir intégrer ainsi des vidéos de ces concerts dans des chroniques, c'est quand même la grande classe ! Lieu assez magique que ce Shapeshifter Lab, on y a aussi croisé, excusez du peu, Gerald Cleaver et Matt Garrison, qui en serait le maître des lieux à ce que j'avais cru comprendre. Pour BB&C, c'est tout à fait ça, si l'on connait bien ces musiciens, on n'est finalement pas vraiment surpris, de part la connaissance que l'on peut déjà avoir de leurs travaux respectifs, qui charbonnent sec, pour chacun d'entre eux. Mais on se prend quand même une belle dose dans la tête. Pour moi, le deuxième set, Fork ( de son doux nom), c'est vraiment la très grosse gifle car ça donne l'impression, d'un collectif au souffle mutant, une hydre à cinq têtes, sortant d'une eau de bas-fonds au goût âpre, avec des yeux inquiétants qui clignotent dans le fluide verdâtre. Quelle pulse ! C'est monstrueux, là je me suis particulièrement senti à NYC, un truc imparable ! Je ne sais pas ce qu'on peut dire de ça, est-ce du rock-jazz ? Du punk-rock-jazz ? Inqualifiable, mais très prenant et qui va surement encore muter, un groupe du 21° siècle, mais qui pourrait largement aller au delà...Après la grosse pluie essuyée à l'arrivée, on en est presque repartis tout secs...Wink
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MessageSujet: Re: New York juin 2013   New York juin 2013 EmptyDim 13 Oct 2013, 14:03

Je ne sais pas si c'est une bonne ou une mauvaise chose mais certaines de nos impros new yorkaises sont dispo en super qualité sur Youtube.






Dernière édition par Pierrou le Dim 13 Oct 2013, 14:12, édité 1 fois
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MessageSujet: Re: New York juin 2013   New York juin 2013 EmptyDim 13 Oct 2013, 14:08

(part 4)

A en juger par la longueur de la file à l’extérieur du Poisson Rouge, l’affiche de cette dernière soirée à New York est la plus prestigieuse et intrigante de la semaine. On n’avait pas eu à se battre pour aller écouter Nels Cline au Shapeshifter Lab lundi soir, mais cette fois, il fait équipe avec deux des plus fameux guitaristes de ce siècle : Marc Ribot et Bill Frisell, ce qui a attiré les curieux par centaines. Impossible d’imaginer à l’avance ce que ces trois-là comptent jouer, étant donné la variété de styles dans lesquels ils se sont illustrés. La scène du Poisson Rouge a été classiquement replacée au fond de la salle, et l’Ami Dom et moi-même aboutissons à l’autre extrémité, à moitié écrabouillés contre le bar (au moins on ne mourra pas de soif). Ceux qui pensent que le jazz n’est pas mort, mais qu’il sent juste un peu bizarre, n’ont sans doute pas assisté à l’étrange cérémonie qui a servi d’introduction au concert. Alors que tout le monde attend le début du show, une sorte de vieux garçon mal peigné (ou trop bien, je ne sais plus), représentant anonyme d’une quelconque « guilde du jazz » (inconnue de moi, mais visiblement très importante à ses yeux), parvient à produire pendant quelques minutes l’antithèse absolue de cette magnifique semaine de rencontres musicales en liberté, ânonnant un discours façon pot de départ de vague collègue en regardant ses pompes, finissant par remettre à Bill Frisell un prix incongru de meilleur musicien de jazz de l’année - comme si ledit jazz était maintenant une affaire de palmarès, de petites cases et d’assemblées générales de sociétés savantes plutôt que d’énergie, d’échanges et de sauts dans le vide. Je sais bien que chez nous la musique jazz a aussi ses « Victoires », et qu’en général Médéric Collignon les remporte, mais laissez-nous écouter les musiciens, et surtout la musique. Bill Frisell est poli et il dit merci, et c’est bon, on peut enfin passer aux travaux pratiques. Il y a une première partie aussi, un concert solo Zeena Parkins, fameuse harpiste et complice de Fred Frith notamment. C’est beau la harpe, dans l’absolu, mais en 20 ou 30 minutes d’improvisation solo, on a le temps d’en percevoir les limites, même si celle de Zeena Parkins est bien traficotée et électroniquement dopée. Parkins m’a surtout semblé très seule au cours de cette longue pièce, personne à titiller, à accompagner, personne à qui répondre, pas de direction très affirmée, et tout du long un son trop ténu pour qu’on accepte de s’y soumettre sans condition. Pas grave, après tout, une première partie sans attrait ne fait que renforcer l’appétence pour le groupe qui suit. On est rempli d’espoir, mais on se demande quand même un peu comment Ribot, Cline et Frisell vont faire pour casser la baraque avec rien d’autre que trois guitares. Que nos trois larrons puissent s’entendre musicalement, on n’en doute pas,  ils ont l’habitude de jongler entre toutes sortes styles, des plus mainstream aux plus ardus. Ils trouveront bien un terrain d’entente, d’accord, mais comment peut-on simplement faire sonner ces trois instruments identiques sans s’emmêler les cordes, et en générant des dynamiques suffisantes pour prendre pleinement possession de l’espace ? Plus on progresse dans le set, plus il s’avère que ces questions sont totalement pertinentes. Des fragments mélodiques et rythmiques émergent souvent du magma improvisé, ils sont parfois très beaux, mais on a quand même souvent l’impression de suivre deux, sinon trois programmes en même temps, d’avoir poussé par erreur la porte d’un magasin de grattes un samedi après-midi, comme s’il y avait toujours un des musiciens pour jouer contre les deux autres, voire comme si chacun jouait pour soi (imaginez trois solos de guitare différents lancés simultanément sans accompagnement). Je sais bien que c’est un reproche qui est souvent fait aux musiques librement improvisées, sauf que là, c’est vrai. L’absence de section rythmique (ou quasiment : on a parfois mais pas tout du long vu une tête émerger derrière les fûts en fond de scène) prive le son du groupe de l’épaisseur attendue, et  condamne généralement les morceaux au surplace. Sur les passages en solo ou en duo, les choses s’arrangent un peu. Ribot en soloïste agité, Cline le bidouilleur savant et Frisell en rat des champs inventent un jeu de chaises musicales qui leur permet d’explorer pas mal de possibles, dans un espace qui s’étend de l’americana à la noise en passant par le funk. Les rôles ne sont pas distribués une fois pour toutes, et il arrive qu’on ne sache plus vraiment qui joue quoi, ce qui n’est certes pas un problème en soi. Peut-être que simplement, dans mon esprit, la guitare électrique et la musique rock restent irrémédiablement connectées, peut-être m’attendais-je donc à une performance plus sauvage, et/ou plus mélodique, à quelque chose de plus franc en tout cas. En tout cas je peux ajouter trois croix d’un coup dans mon registre des célébrités que j’ai vues en vrai.

Ambiance plus chaleureuse, cosy pour finir la soirée, au 55 Bar tout proche, charmant troquet à l’ancienne qui accueille régulièrement petits et grands noms du jazz, plutôt que de diffuser l’équivalent local des matchs de l’AS Nancy Lorraine. Un zinc, quelques tables en bois, il n’y a pas vraiment de scène, les gars s’entassent au fond du rade et jouent sans filtre et sans filet, devant un mélange de mélomanes du cru et de touristes enquillant les pintes de Brooklyn Lager. Les touristes se pressent au 55 Bar, oui, car l’endroit sert un peu de QG à des artistes qu’on aperçoit plutôt sous chapiteau dans les festivals par chez nous - et on dira ce qu’on voudra, mais Mike Stern à votre foire à la merguez jazz locale et Mike Stern presque en pantoufles dans un bar de Greenwich Village sont deux expériences fort différentes. Au programme ce soir, le Dave Binney Trio, avec ce gars que j’adore, Jacob Sacks, au… piano ? C’est ce qu’annonçait la prog, et c’est son instrument, mais un piano au 55 Bar, ça ne rentre pas, c’est donc en fait au Fender Rhodes que Jacob officiera ce soir – et qui s’en plaindra ? Jacob Sachs a gardé cet air d’éternel étudiant chevelu, dégingandé, un peu voûté, qu’il avait déjà il y a quatre ans, pour ma première visite à New York. Son talent aussi est intact, et le fin sourire qu’il arbore semble indiquer que tout se passe bien pour le groupe ce soir. La musique du trio de Dave Binney est fluide, enjôleuse, si plaisante qu’on en oublierait qu’elle est produite par trois pointures – le leader, en particulier, rencontre un succès public et critique croissant. On n’est à l’avant-garde de rien, simplement dans l’instant présent, et cet instant est plein, rond, c’est une gorgée de grand cru sur le palais, un tableau de maître dans un coin de salle de musée. On peut admirer la complexité harmonique et rythmique, la dextérité, la cohérence du groupe, on peut aussi simplement se laisser emporter par ce jazz syncrétique, qui présente ses thèmes et ses idées sans détours ni arrière-pensées. Pas de blues, pour cette dernière soirée à New York, pas d’autre enjeu que de profiter une dernière fois des plaisirs locaux. Je reviendrai sans doute, pour le 55 Bar, pour le Stone, pour entendre encore Bruce Gallanter de Downtown Music Gallery faire l’exégèse de Star Trek ou retracer la genèse de tel ou tel enregistrement mythique, pour les bagels, je reviendrai, alors à bientôt.

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MessageSujet: Re: New York juin 2013   New York juin 2013 EmptyDim 13 Oct 2013, 20:57

Pas mieux, agreed 200% ! New York est définitivement attachante, par tous ces esprits qui y grouillent, les artistes, peintres, musiciens (surtout ?) et les gens, tout simplement. Ville démesurée mais humaine car l'être humain n'a pas de mesure. Cette ville nous tend les bras et on n'a pas peur, on a furieusement envie d'y revenir, car on l'a dans la peau, on sait qu'elle ne veut pas nous manger. Petit à petit on comprend ce que peut signifier le fameux "New York state of mind"...See ya later, sweet Big Apple !
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Pierrou
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MessageSujet: Re: New York juin 2013   New York juin 2013 EmptyDim 13 Oct 2013, 22:45

Pas de doute, c'est une ville accueillante et agréable à vivre pour les touristes, personnellement je m'y sens fort bien. Et les souvenirs musicaux qu'on s'y est faits en tandem resteront là longtemps. J'ai pris ma dose de concerts pour l'année.
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MessageSujet: Re: New York juin 2013   New York juin 2013 Empty

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